Eric Zemmour, l'autre polémique
Petit retour un peu tardif sur les propos tenus par Eric Zemmour dans l'émission de Laurent Ruquier "On N'est Pas Couché" datée du 20 mars 2010. Il ne s'agit pas là de la polémique sur la phrase lâchée sur le plateau de Thierry Ardisson à propos des Noirs et des Arabes, mais de sa "passe d'arme" avec l'ex-présentatrice star Dorothée, qui a introduit les dessin animés japonais en France.
Reconnaissons tout d'abord à Zemmour quelques qualités : bien que je sois souvent en désaccord avec lui, j'apprécie sa démarche en tant que chroniqueur, laquelle consiste à analyser tout sujet de manière froide et "savante", ne pas laisser sa pensée être guidée par les émotions, "intellectualiser" le débat télévisuel (il y a mieux comme intellectualisation mais pour une émission aussi regardée il est l'un des seuls), et cette volonté d'aller contre la pensée dominante (mais à trop vouloir aller dans ce sens on finit par ne plus se positionner que par rapport aux autres, quitte à créer sa propre pensée dominante). Seulement, force est de reconnaître que pour le sujet qui nous intéresse il est aller complètement à l'encontre de toutes les qualités que je viens d'énoncer : il parle d'un sujet qu'il ne connaît pas (les mangas), se basant uniquement sur des impressions, lâchant des affirmations non réfléchies comme s'il était au bistrot du coin.
Notre cher chroniqueur montre d'ailleurs la couleur dès le début de son intervention : «Vous avez introduit un truc d'une rare indigence et d'une médiocrité inouïe, et d'une violence alors là», puis continue un peu plus loin en affirmant que les mangas sont «des merdes infâmes, avec trois mots de vocabulaire, parce que les mangas c'est quand même ça, c'est 1 : une violence incroyable, et 2 : trois mots de vocabulaire, des "vvv, vvv, vvv", ça c'est quand même les dialogues, c'est pour vous dire c'est ça les mangas».
Bon bon bon... Premièrement, quels dessin animés (Zemmour -tout comme Dorothée d'ailleurs- fait l'amalgame entre animé japonais et manga, mais bon passons) diffusés dans les émissions de Dorothée étaient-ils violents? Ken le Survivant, Dragon Ball, Les Chevaliers du Zodiaque, et après? c'est tout il me semble. Bref, sur la centaine (environ) de séries proposés dans les émissions de Dorothée, seuls trois peuvent être taxés de violence. D'ailleurs, comparé à la niaiserie convenue qui caractérise la majorité des dessin animés d'aujourd'hui (il y a des exceptions), je me dis que notre génération a eu de la chance : les animés japonais racontaient des histoires complexes étalées sur plusieurs épisodes, avec des personnages consistants ayant une véritable psychologie, et un ton assez adulte qui selon moi portaient les enfants vers le haut plutôt que de les laisser barboter dans la mièvrerie bien pensante (bon je généralise beaucoup, tout les animés de l'époque n'étaient pas aussi complexes que ça).
Mais ce n'est pas tellement là-dessus que je voulais revenir, mais plutôt sur l'ignorance de Zemmour à propos d'un sujet qu'il aborde pourtant avec beaucoup d'assurance. Une phrase en a d'ailleurs fait sursauter plus d'un : «Je parle des mangas, je parle pas du reste, pas de Candy». Amusant quand on sait que Candy Candy est un manga de Yumiko Igarashi et Kyoko Mizuki publié dans les années 70 par la maison d'édition Kōdansha, avant d'être adapté en dessin animé par les Japonais pour finalement être diffusé en France à partir de 1978. C'est pour vous dire si Zemmour sait de quoi il parle. Mais attention hein, il connaît les mangas, ses enfants en lisent nous apprend-il, il a lui-même essayé. Ah bon? il en a lu? mais combien? un tome? deux peut-être? seulement quelques pages? et c'est à partir de ce minuscule échantillon que mister Zemmour ose nous asséner de grandes vérités sur toute un pan de la culture japonaise. Imaginez un instant que je n'ai jamais lu de littérature française du XXe siècle, que je tombe sur un livre de Christine Angot (Zemmour déteste ce qu'elle écrit), et qu'à partir de là je déclare : "la littérature française du XXe siècle c'est de la pisse de chat, je le sais, j'en ai lu une fois". La généralisation que fait Eric Zemmour procède de la même démarche simpliste et immature.
D'ailleurs est-il capable de citer ne serait-ce qu'un seul auteur de manga? juste un seul, un tout petit Toriyama, un tout petit Tezuka, un tout petit Urasawa? vraisemblablement non. C'est comme si je fustigeais toute la littérature russe (ou autre), en disant que c'est une "merde infâme avec trois mots de vocabulaire", et que je sois incapable de citer un seul auteur russe. Imaginez le guignol pour lequel je passerai.
Je reviens enfin sur une dernière phrase : «y'a pas de textes donc on ne lit pas, c'est exactement ça». Premièrement cette affirmation est complètement fausse, même dans les mangas les plus médiocres il y a beaucoup de texte (et de toutes façons ce n'est pas à la taille du texte que l'on juge une oeuvre), et deuxièmement on peut lire une histoire en images. Quand je prends une BD muette je ne me contente pas de regarder les planches, je les lis : je vais de droite à gauche, mon cerveau créé les connexions entre les cases, il y a des "règles" à respecter pour comprendre ce qu'on a sous les yeux. Il s'agit donc bien de lecture.
Bon voilà j'en ai fini, j'aurai pu encore un peu développer sur la violence dans l'art qui n'est absolument pas un mal selon moi, mais j'avoue avoir pas mal la flemme. De toutes façons cette mini-polémique sera oubliée d'ici quelques semaines, et puis j'imagine que Zemmour n'en a rien à carrer de ce qu'en pensent les lecteurs de manga. Et pourtant sur ce sujet toute sa démarche va dans le sens de ce qu'il dénonce habituellement (c'est-à-dire le manque de réflexion et de connaissance, le ressentit plutôt que l'analyse, etc.).